Depuis 5 ans maintenant que j’ai fait du mécénat mon métier, j’ai accumulé dans mon ordinateur de façon un peu compulsive et inexpliquée des photos de remise de chèques géants de mécènes à des associations. Des dizaines. Cent, peut-être plus.
Je scrolle sur Linked In, Entreprise Successfull publie une photo. Un chèque géant. Clic droit, enregistrer sous. Dossier Images.
J’ai commencé cette collection en me disant que j’en ferais quelque chose un jour sans trop savoir quoi. Et je crois que ce jour est arrivé. Loin de moi l’idée d’afficher qui que ce soit, je cherche plutôt à comprendre pourquoi la pratique me gêne et ce qu’elle dit du mécénat moderne, de notre rapport au don, à la mise en scène et à l’interet général. De façon plus globale, du type de mécénat que j’ai envie d’encourager avec C’était Mieux Demain.
Peut-être parce qu’elles me faisaient sourire, peut-être parce qu’elles me mettaient mal à l’aise.
Ces photos sont toujours un peu les mêmes : des grands sourires figés, un immense carton en forme de chèque, des logos en gros, un montant bien visible.
Derrière, des personnes sincèrement heureuses, parce qu’un projet est soutenu, qu’une aide arrive, qu’un lien existe.
Mais en les accumulant, j’ai fini par voir autre chose : une mise en scène du don.
Une chorégraphie millimétrée où le mécène tient le chèque, souvent au centre, et l’association sourit à côté.
Rien de malveillant là-dedans, bien sûr.
Mais tout de même : pourquoi cette forme ? Pourquoi ce besoin de “voir” le virement, le don, le soutien ?
Je crois que ces images disent beaucoup de notre rapport à l’action désintéressée.
À la frontière floue entre l’intérêt général et l’intérêt commercial.
Le chèque géant est devenu le symbole d’une générosité qui doit aussi se rendre visible, d’un geste de solidarité qui doit pouvoir être posté sur LinkedIn le mardi ou le jeudi par l’équipe comm.
Il y a là quelque chose d’assez contemporain : ce besoin de prouver qu’on fait le bien, un peu comme ces vidéos d’influenceur.euses qui filment leurs “actions solidaires”, offrir un repas, glisser un billet dans un article dans un magasin, surprendre un inconnu, aider quelqu’un dans la rue, pour se montrer, plus que pour transmettre d’ailleurs. C’est une trend qui s’appelle le Charity Porn et qui décrit cette façon de mettre en scène la charité, comme un spectacle. Je te conseille cette super vidéo d’Arte sur le sujet.
Cette mise en scène du don n’est pas anodine.
Elle entretient une logique dominante : celle de l’entreprise donatrice qui donne et de l’association bénéficiaire qui reçoit, comme deux rôles figés.
Le mécène prend de la place, parfois physiquement, sur la photo d’ailleurs en étant sur-représentée par exemple et l’association devient figurante dans son propre projet.
Le geste devient un acte de communication. Quelque chose dont il faut parler.
Et aujourd’hui, alors qu’on parle de plus en plus de collaboration, de co-construction, de gouvernance partagée, cette esthétique du don “en grand format” me semble super datée. Elle valorise celui qui paye plus que celui qui fait. L’argent plus que l’action.
Certaines associations, comme DayTourSport, renversent le modèle.
Elles invitent leurs mécènes à venir sur le terrain, à vivre les actions plutôt qu’à les représenter.
Pas de chèque géant, pas de mise en scène, juste du concret : des rencontres, des émotions, des histoires qui ne rentrent pas dans un communiqué de presse.
Et si c’était ça, le vrai tournant du mécénat ?
Passer d’un don “montré” à un don “vécu”.
De la photo souvenir à l’expérience partagée.
De la générosité gé(n)ante à la générosité sincère.
Et si les chèques géants sur Linked In c’était le pendant corporate du Charity Porn sur Tiktok : un moyen pour les boîtes de dire “regardez, on fait le bien”.
L’impact social, lui, ne tient pas toujours dans une photo.
Il se construit dans le temps, dans la confiance et dans la discrétion parfois.
Et peut-être que la prochaine révolution du mécénat ne viendra pas d’un nouveau format de communication, mais d’un silence : celui d’un geste fait sans carton, sans flash, sans mise en scène. A méditer.
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